Mi‑octobre, Ursula von der Leyen se rendait en Serbie pour proposer l'aide de l'UE en matière de coopération énergétique. BAM! a investigué sur les véritables enjeux de ce déplacement aux apparences amicales.
Les États‑Unis menacent, l’Europe « à la rescousse »
Entre deux enquêtes sur sa gestion de la crise Covid, Ursula von der Leyen s’est rendue à Belgrade mercredi 15 octobre, et y a proposé son aide pour résoudre le risque de blocage de carburant dont la Serbie est menacée, offrant aux Serbes amitié et diversification énergétique[1][2][3]. Mais de quel risque de blocage s’agit‑il au départ ?
Moyennant quelques recherches, nous avons découvert que, depuis janvier de cette année, une pression économique considérable est appliquée contre la Serbie, petit pays non aligné. En effet, depuis le 10 janvier 2025, les États‑Unis ont décrété unilatéralement des sanctions contre la compagnie pétrolière serbe NIS, qui fournit 80% de l’approvisionnement en énergie de ce pays[4][5][6][7][8].
Pour rappel, en 1999 la Serbie a été bombardée par les États‑Unis durant 78 jours (pour 2 300 missiles, 14 000 bombes et 10 à 15 tonnes d’uranium appauvri), en dehors de toute résolution de l’ONU[9][10][11][12]. Ensuite, après avoir fait faire sécession à une région serbe suite à cette agression militaire, les Américains y ont installé l’une des plus grandes de leurs innombrables bases militaires extraterritoriales[13][14][15][16], judicieusement placée à côté de l’un des plus riches gisements miniers d’Europe[17][18][19][20]. Ensuite, les gentils occidentaux que nous sommes ont semblé méthodiquement couper les Serbes de tout accès à la mer, les encerclant de pays de l’OTAN. C’est ce qui permet à présent leur étranglement économique.
Concrètement, les États‑Unis reprochent à NIS d’être détenue en partie par une société russe, et exigent sa nationalisation par la Serbie, donc l’appropriation pure et simple, la « saisie » de cette propriété russe, sous peine de bloquer le passage du carburant serbe par un pipeline passant par la Croatie. L’ultimatum a été prolongé plusieurs fois, jusqu’en mars, puis en avril, juin, septembre, et enfin les 9 et 15 octobre 2025[21][22][23][24][25][26][27]. Ou comment faire régner une atmosphère de paranoïa, mettre en péril les investissements et projets en Serbie, et pousser à bout la population, briser sa volonté pour lui faire accepter n’importe quel accord.
C’est après dix mois de ce chantage que Von der Leyen est entrée en scène pour offrir une diversification énergétique et la libération du supposé chantage russe. Cependant, plusieurs questions se posent.
Une vente forcée ?
Dans l’éventualité où le « généreux » projet d’aide européen se concrétisait, quelle énergie l'UE propose‑t-elle exactement à la Serbie ? L'Union n'est pas productrice de carburant. Au contraire, elle traverse elle‑même une crise énergétique majeure[28][29][30][31][32], avec notamment l’enquête allemande sur le sabotage de Nordstream récemment bloquée en Pologne[33][34][35][36], et l’approvisionnement énergétique de la Hongrie et de la Slovaquie directement menacé par l’Ukraine[37][38][39][40][41].
Alors quel carburant l’UE propose‑t-elle ? Concrètement, d’après les informations disponibles, il pourrait s’agir de carburant norvégien, azerbaïdjanais et surtout …de GNL américain. Coût : nettement supérieur au carburant russe actuel. Provenance : essentiellement du pays qui bloque l'accès de la Serbie à son fournisseur actuel.[42][43][44][45]. L’UE semble agir en homme de main des États‑Unis, venant concrétiser une vente estimée à un milliard et demi de dollars par an, obtenue par un chantage à l’approvisionnement.
Remplacer un chantage énergétique supposé par un chantage énergétique réel
De quelle situation de dépendance à la Russie l’UE prétend‑elle sauver la Serbie ? La Serbie n’est pas un pays souverain ? N’a‑t-elle pas le droit de choisir ses fournisseurs ? L’opération américano‑européenne ressemble, plutôt qu’à une libération d’un chantage factice, à un chantage bien réel, destiné à obtenir de force un client.
Menacer de priver sciemment d’énergie la population civile d’un pays, cela correspond à quelle valeur de l’occident ? La Résolution 2131 (XX) de l’ONU (1965) affirme que nul État ne doit interférer dans les affaires internes d’un autre par des mesures économiques coercitives[46], et l’article 33 de la Convention de Genève (1949) interdit les mesures punitives visant une population civile pour des actions dont elle n’est pas responsable[47].
Bien sûr, les États‑Unis disposent d’une législation spéciale permettant de contourner ce type de limitations légales à leur bon‑vouloir et leur « exceptionnalisme »[48][49][50]. Dans ce cas, ils fondent leur action sur la « International Emergency Economic Powers Act » (IEEPA) de 1977. Cette loi accorde à leur Président des pouvoirs étendus pour déclarer une « urgence nationale » face à une « menace inhabituelle et extraordinaire » provenant de l'étranger, qui autorise la régulation, le blocage ou l'interdiction de transactions internationales impliquant des biens, services ou propriétés étrangers[51][52]. Rien que ça.
Et si les victimes – ou plutôt les « menaces » si l’on suit la logique américaine – n’étaient pas d’accord et en appelaient à la Cour Pénale Internationale de La Haye, il suffirait aux États‑Unis d’invoquer leur « Hague Invasion Act » (2002), prévoyant d’envahir La Haye au cas où l’un de leurs représentants y serait inculpé[53][54].
Une éthique européenne à géométrie variable
Évidemment l’argument des occidentaux est de « priver la Russie des ventes de carburant utilisées pour financer la guerre dans laquelle elle est impliquée ». Pourquoi pas, mais ne faudrait‑il pas alors d’abord cesser d’acheter américain et azerbaïdjanais ? Au cours des 25 dernières années, les États‑Unis se sont en effet distingués par leurs nombreuses actions militaires unilatérales, notamment en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie[55], tandis que l’Azerbaïdjan a tristement marqué l’histoire par son nettoyage ethnique du Haut Karabakh au cours des cinq dernières années[56][57].
Dès lors, comment remplacer l’énergie russe par de l’énergie américaine ou azerbaïdjanaise pourrait répondre à un quelconque principe éthique ? Il semble que plutôt que des principes éthiques, ce sont d’autres considérations moins reluisantes qui priment. L’UE semble jouer un rôle d’exécutant dans une stratégie américaine, qui finalement ne lui apporte pas grand‑chose. Quel intérêt pour l’UE à soutenir et favoriser le chantage américain contre la Serbie ?
Questions de légitimité et d'intérêt
L'opération soulève des interrogations fondamentales sur la gouvernance européenne et l'utilisation des ressources publiques.
Qui a élu Von der Leyen pour mener ce type de diplomatie énergétique ? Qui lui a donné mandat pour proposer à un État tiers une « aide » non sollicitée visant à modifier de force ses choix commerciaux souverains ? La présidente de la Commission engage l'UE dans une stratégie dont les bénéficiaires réels ne semblent pas être les citoyens européens.
Quel intérêt l'UE a‑t-elle à servir d'exécutant dans cette stratégie américaine ? Les contribuables européens doivent‑ils financer des opérations de contrainte énergétique contre des pays tiers pour faciliter des ventes de GNL américain à prix majoré ?
L'affaire serbe révèle les mécanismes d'une diplomatie énergétique où la contrainte économique remplace l'argument commercial, où les principes affichés s'effacent devant les intérêts stratégiques, et où l'Europe joue un rôle ambigu entre complice et instrument. Une diplomatie menée au nom des Européens, mais ceux‑ci ont‑ils été consultés sur ses objectifs réels et son coût ?
Par Nicolas Mertens, journaliste citoyen pour BAM!
[1] Von der Leyen warns Serbia: Time to get real about joining the EU
[2] Von der Leyen souhaite voir la Serbie progresser davantage vers l’adhésion à l’UE : critique des liens avec la Russie
[3] Ursula Von der Leyen Proposes Serbia's Vučić - Connect to EU Energy After US Sanctions on NIS | APT
[4] TOUGH DAYS AHEAD FOR SERBIA: Vučić announces sanctions on NIS, reveals the deadline for Serbia to assess its options!
[5] US sanctions targeting Russian energy assets in Serbia | OSW Centre for Eastern Studies
[6] US imposes sanctions on Serbia's Russian‑owned petrol industry | Euronews
[7] Selon le président serbe, les États‑Unis vont sanctionner la compagnie pétrolière NIS | Euractiv FR
[8] Sanctions américaines contre le pétrole russe : le président serbe "parlera à Poutine" - La Libre
[9] Vingt‑cinq ans après, la Serbie toujours hantée par les bombardements de l’Otan – Libération
[10] La Serbie ne veut pas oublier qu’elle a été bombardée par l’Otan
[11] 220. Bombing to Bring Peace | Wilson Center
[12] Stealth Down: How Serbian Forces Shot Down an American F‑117 in 1999 - The National Interest
[13] Jeffrey Sachs: The goal of NATO bombing was the splitting of Serbia and the formation of a military base in Kosovo
[14] Camp Bondsteel and America’s plans to control Caspian oil - World Socialist Web Site
[15] Yugoslavia, Camp Bondsteel and the Caspian Sea - Global Research
[16] Kosovo's "Mafia State" and Camp Bondsteel: Towards a Permanent US Military Presence in Southeast Europe - Global Research
[17] Trepča complex, Mitrovica, Mitrovica District, Kosovo
[18] Famous mineral localities: The Trepča mine Stari Trg, Kosovo | Request PDF
[19] The Trepca mining complex: How Kosovo’s spoils were distributed - World Socialist Web Site
[20] Trepca means trouble | Delayed Gratification
[21] US to impose sanctions on Serbia's Russian‑owned NIS, Vucic says | Reuters
[22] US sanctions Serbia's main oil supplier, which is controlled by Russia
[23] US Delays Sanctions on Serbian Oil Company Only Until October 1 | Balkan Insight
[24] Shortages and price rises: US sanctions Serbia's main oil supplier over Russian‑majority control | Euronews
[25] En Serbie, l’approvisionnement en hydrocarbures stoppé par les sanctions américaines visant le pétrole russe
[26] US sanctions against Serbian NIS to take effect in October - European Western Balkans
[27] Serbie: entrée en vigueur des sanctions américaines contre la compagnie pétrolière NIS - RFI
[28] EU action to address the energy crisis - European Commission
[29] EU energy ministers back Russian energy ban from 2028 | Euronews
[30] Europe’s next big challenge is closing its energy security divide: Vladimirov | Reuters
[31] Le nouveau piège énergétique : l'Europe dépendante à 48 % du GNL américain
[32] Europe Grapples With Energy Crisis, Three Years After Ukraine Invasion - The New York Times
[33] Polish court blocks extradition and frees Ukrainian suspected in Nord Stream pipeline blasts
[34] Nord Stream: Poland blocks extradition of suspect to Germany – DW – 10/17/2025
[35] Polish court rules against sending Ukrainian Nord Stream suspect to Germany | Reuters
[36] Poland Denies Extradition of Nord Stream Suspect to Germany - Bloomberg
[37] Ukraine attacks pipeline that sends Russian oil to Hungary and Slovakia
[38] Hungary threatens Kyiv with electricity cut after Ukrainian attacks shut down Russia oil imports | Euronews
[39] Ukrainian attack suspends Russian oil flows to Hungary, Slovakia | Reuters
[40] Hungary, Ukraine in Heated Feud Over Strikes on Druzhba Pipeline - Hungarian Conservative
[41] Ukraine, Hungary spat highlights tensions over pipeline attack
[43] European natural gas imports
[44] EU Gas Flows Tracker | IEEFA
[45] Where does the EU’s gas come from? - Consilium
[46] Introductory Note - La Déclaration sur l'inadmissibilité de l'intervention dans les affaires intérieures des États e
[47] IV CONVENTION DE GENÈVE RELATIVE À LA PROTECTION DES PERSONNES CIVILES EN TEMPS DE GUERRE, DU 12 AOÛT 1949 TITRE I Dispositio
[48] American exceptionalism | Meaning, Definition, Examples, & Manifest Destiny | Britannica
[49] On American Exceptionalism
[50] American Exceptionalism: A New History of an Old Idea
[51] INTERNATIONAL EMERGENCY ECONOMIC POWERS ACT [As Amended Through PL 118–50, Enacted April 24, 2024]
[52] The International Emergency Economic Powers Act: Origins, Evolution, and Use | Congress.gov
[53] American Servicemembers Protection Act of 2002 [Public Law 107–206
[54] S.1610 - 107th Congress (2001‑2002): American Servicemembers' Protection Act of 2001
[55] Creating Refugees: Displacement Caused by the United States' Post‑9/11 Wars
[56] NEW REPORT: Azerbaijani Regime Ethnically Cleansed Nagorno‑Karabakh According to International Fact‑Finding Mission | Freedom House