Dépassons l'enfumage pour trouver la voie de sortie!

Les tribunes
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Si dénoncer cet enfumage fait de moi une complotiste, j'assume.

Cette semaine, une jeune fille s'est suicidée. 
Son papa décrit la détresse de sa fille, sa propre détresse de n'avoir pas su l'aider. 
Cette semaine, des jeunes ont osé prendre la parole, et demander qu'on leur redonne accès à la vie.

Dans les médias et sur les réseaux sociaux, les prises de position se polarisent parce qu'elles partent toutes du postulat qu'il faudrait choisir entre préserver la vie des jeunes ou celle des vieux. 
Et c'est là le réel enfumage : pendant que nous nous laissons dresser les uns contre les autres, nous ne défendons pas les idées qui seraient bénéfiques au plus grand nombre.

Depuis bientôt un an, nos vies ont été ébranlées. Des mesures inimaginables il y a quelques mois à peine ont été mises en place dans l'urgence, et quoi qu'on en dise, elles ont été très largement respectées, par solidarité, parce que nous ne voulons pas perdre ceux que nous aimons, parce que nous avons envie de vivre, parce que nous avons encore des rêves. 
Mais ces rêves sont plus fragiles que jamais. Et ce n'est pas le virus qui les menace. 
C'est notre aveuglement à voir que ce virus est un prétexte pour empêcher de rêver, empêcher d'exprimer ses rêves, et empêcher qu'ils puissent se matérialiser, a fortiori lorsqu'ils ne sont pas compatibles avec le « projet de société » défendu par nos élites dirigeantes.

Nous avons la mémoire courte. Ces jeunes à qui l'on reproche aujourd'hui d'être obnubilés par leur nombril, sous prétexte qu'ils demandent à pouvoir respirer, rappelons-nous qu'ils étaient par milliers dans les rues, il y a un peu plus d'un an, pour demander un autre modèle de société : c'est à leur invitation que des dizaines de milliers de citoyens de toutes générations ont manifesté pour réclamer des mesures fermes pour la lutte contre le changement climatique. Ils sont nombreux aussi à être investis dans les plateformes d'accueil de réfugiés, sur les ZAD, dans les associations et mouvements de lutte pour la justice sociale.

Et qu'offre-t-on aujourd'hui à ces jeunes, et aux moins jeunes en guise de réponse «porteuse d'espoir» ? Un « projet d'avenir » faisant reposer la «prospérité » sur la voiture électrique, le numérique, les technologies génétiques, le tout servi dans un discours saupoudré des mots « durabilité, soins de santé, résilience»...

Si dénoncer cet enfumage fait de moi une complotiste, j'assume. 
 


À mes yeux, le discours qu'a tenu cette semaine le premier ministre illustre ce que décrit Barbara Stiegler : « Évaluation, compétition, sélection et numérisation doivent continuer à s'imposer sans délai, nous dit-on, et quoi qu'il en coûte à nos foyers surmenés. Pendant que les inégalités qui, déjà, nous divisaient sont en train d'exploser, les 'plans de continuité' décident de tout, pour nous et dans notre dos. La dissolution immédiate de toutes les agoras, de tous les conseils et de tous les groupuscules où la démocratie tentait de reprendre vie, désormais identifiés comme de dangereux foyers infectieux, réalise au fond le rêve biopolitique du néolibéralisme: celui d'un monde plein de risques et de menaces, où les troupeaux, par nature irrationnels et ignorants, doivent apprendre à suivre sans résistance et dans la discipline les ordres éclairés des bergers. » 

Toute personne qui évoque l'idée d'un «grand resetComment ne pas voir dès lors comme un enfumage cet énorme décalage qu'il y a entre les aspirations d'une grande partie de la population, et les « plans de continuité » qui se poursuivent en mettant la priorité sur des façons de vivre et de consommer que ne demande pas la majorité des citoyens, qui ne seront accessibles à tous, dont nous devrons tous subir les conséquences, et dont les profits donneront plus d'argent et de pouvoir aux privilégiés? » est désormais taxée de complotisme. Comme toute personne remettant en cause l'idée que nous soyons bien encore en «démocratie». Bien que le concept même de démocratie soit flou, et qu'il se réduise aujourd'hui à désigner «un régime politique dans lequel tous les citoyens participent aux décisions politiques au moins par le vote», ses racines étymologiques nous rappellent l'idéal auquel ce système ne devrait jamais cesser de vouloir tendre, sous peine de tomber: le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple... 


Je me trompe peut-être, alors je pose la question au travers de ce billet : de quoi avez-vous manqué ces 12 derniers mois ? Et à quoi rêvez-vous pour demain ? D'un monde où les hôpitaux ne seraient pas débordés, où personne ne serait à la rue avec l'interdiction d'y être, où tout le monde travaillerait moins mais chacun aurait accès au travail, où la nourriture et l'air sains mais aussi la culture seraient à portée de tous, où les soignants et les enseignants disposeraient des moyens et de la reconnaissance à la hauteur des tâches qu'ils remplissent parce qu'on aurait décidé qu'elles sont primordiales, où les enfants et les jeunes auraient retrouvé le sourire, où les vieux ne mourraient plus seuls , où l'on pourrait embrasser ceux qui nous sont chers, et enfin, où l'on aurait le droit d'aller et de venir, et ainsi d'accéder aux espaces où nous pouvons rencontrer d'autres personnes, de créer et entretenir des liens, d'échanger des idées, de débattre, et ainsi de mettre en oeuvre l'intelligence collective que réclame toute vie sociale pour qu'elle soit désirable ? 

Ou d'un monde régi par des « experts », où le débat serait remplacé par l'utilisation des algorithmes, où l'accélération de la course aux technologies et la généralisation de la digitalisation seraient « offerts » à des nuées d'assignés à résidence pour mieux leur imposer des 'plans de continuité' » les emmenant dans la poursuite effrénée du Graal que serait la consommation, érigée en marqueur d'une réussite sociale qui serait due au mérite? 

Nous questionner nous-mêmes, partager nos rêves, les croiser avec ceux des autres et trouver les communs doit nous permettre de clarifier nos doléances pour mieux les faire entendre. 

Il faut refuser d'urgence l'enfumage qui consiste à nous faire nous dresser les uns contre les autres. Restons soudés : il doit être possible de défendre la vie pour tous, et c'est cela qui doit être notre combat. Sur le plan sanitaire, des personnes respectables défendent courageusement ces alternatives. Lire notamment Bernard Rentier, interviewé dans La Libre : 
«Depuis 100 ans, ce qu'on avait toujours fait quand il y avait une épidémie, c'était affronter le virus, en se préservant le mieux possible, mais en vivant avec. Certains traduisent de tels propos en un "sacrifie des plus âgés". Mais c'est ridicule ! Peut-être que la logique des vieux virologues comme moi est dépassée, mais j'estime qu'on devrait protéger les personnes à risque et entraver le moins possible la vie de tous les autres." 

"C'est une décision qui consiste à mettre tout le monde dans sa cave en attendant que l'ouragan passe. Mais une épidémie de virus, ça ne passe pas. Comment survivre dans un monde pareil ? Plutôt que de renforcer les mesures, augmentons les capacités hospitalières. On est actuellement à une moyenne de 125 admissions quotidiennes (NdlR : donnée communiquée ce vendredi 29 janvier par Sciensano) pour 103 hôpitaux en Belgique. Ça ne fait même pas 1,5 personne par jour par établissement. Où se situe le débordement ? Où est l'incapacité de gestion ? Le discours consiste à faire reposer la faute sur les gens. Mais les responsables politiques auraient dû, dès après la première vague, nous mettre dans une situation qui permette de tenir le choc en renforçant les capacités hospitalières."

Si nous avons accepté de grands sacrifices pour sauver des vies menacées par le virus, nous sommes aussi capables de consentir à des aménagements pour sauver les vies menacées par les mesures sanitaires... et par le modèle de société qui nous est imposé au travers de la crise.“

 


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