Gaspard Kœnig: "On peut chiffrer les années de vie gâchées et les comparer aux années de vie qu’on veut sauver"

Revues de Presse
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"Philosophe et écrivain, Gaspard Koenig est le fondateur du think tank "Génération libre" qui , chaque semaine, fait paraître un "Observatoire des libertés confinées". Il publie un conte philosophique* dans lequel il critique le néo-libéralisme contemporain et estime que la gestion de la crise sanitaire représente un réel danger pour nos libertés."

"Avec cette crise sanitaire, notre conception de la mort et de la santé a-t-elle changé selon vous?"

"La gestion de l’épidémie montre qu’on ne supporte plus du tout l’idée de la mort. Nous sommes prêts à sacrifier la vie pour l’éviter, à nous priver de vivre par peur de mourir, ce qui est tout de même paradoxal. On pense que l’essentiel est de conserver la vie biologique. Mais une vie confinée d'un an, c’est comme une vie de perdue à plus long terme. C'est pourquoi les chiffres de mortalité n’éclairent qu’une partie de la crise actuelle."

""Nos sociétés sont moins anéanties par ce virus que par une perception du risque complètement déréglée""

"C’est donc notre perception du risque qui a changé aussi? Le risque zéro est devenu la règle dans nos sociétés, selon vous?"

"À l’époque de Montaigne, il y avait la peste et des tas de maladies non guérissables. Mais c’était un problème parmi d’autres. Il y a toujours eu des épidémies dans l’histoire de l’humanité. L’épidémie de grippe de 1968 n’était pas l’obsession numéro un de nos sociétés à l’époque. Ce qui a changé, c’est notre rapport au risque. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité, qu’on arrête tout à cause d’une épidémie. Même au Moyen âge, lorsqu’il y avait une épidémie, la vie continuait: on n’avait pas le choix."

"Allons-nous donc nous confiner pour toujours? Aujourd'hui, pour rentrer dans un café ou un commerce, les Chinois doivent montrer un QR code. C’est une prison à ciel ouvert. J’espère qu’on aura le courage politique et collectif de faire machine arrière et de retrouver le sens du risque. Nos sociétés sont moins anéanties par ce virus que par une perception du risque complètement déréglée. Nous avons abandonné nos libertés à une vitesse effrayante."

""Avec le recul, il faudra comparer des gestions complètement opposées qui ont donné le même résultat""

"Avez-vous pu observer des réelles différences dans la gestion de la crise entre les pays?"

"De manière générale, on assiste à une occidentalisation du monde. Mais ce n’est pas forcément une bonne chose. Et pourtant, durant cette crise, il y a eu des différences: en Inde, il était impossible de confiner la population, et donc le virus s’est répandu. Le taux d’immunité collective est aujourd’hui de 60 %. En Afrique, les chiffres sont obscurs et sans doute partiels, mais la gestion a été différente également."

"Avec le recul, il faudra analyser si les différences entre les gestions de la pandémie ont eu une incidence sur le taux de mortalité. Il faudra comparer des gestions complètement opposées qui ont donné le même résultat. En tous les cas, on a pu observer des nuances qui sont révélatrices du fonctionnement ou du dysfonctionnement des différents pays."

"En France, on a adopté une position très autoritaire et hyper-centralisée, notamment avec la création de ces formulaires très infantilisants. Les pays nordiques ont essayé une version plus libérale. La Chine a utilisé la surveillance numérique de manière très stricte alors que de son côté, l’Allemagne a procédé de manière décentralisée."

""Le rétablissement des frontières est très inquiétant. On voit l’apparition d’un nationalisme sanitaire qui met en question l’avenir de l’Europe""

"Nos systèmes démocratiques ont-ils été affaiblis par cette crise?"

"Si les mesures ont été quasiment équivalentes un peu partout, elles se sont implantées de façon plus ou moins libérale selon les pays. A l'inverse de la France et de la Belgique, les parlements britanniques et allemands ont continué de fonctionner normalement. Le débat parlementaire a continué d'avoir lieu.
La stratégie vaccinale a, par exemple, été discutée. C’est quelque chose de très sain. Ça permet au citoyen de voir son opinion exprimée au parlement. Il a donc le sentiment d’être entendu. Si ce n'est pas le cas, il réagit en désobéissant, en écrivant des tribunes ou en allant dans la rue. C’est le placer dans un rapport très immature au pouvoir."

"Que pensez-vous du rétablissement des frontières en Europe?"

"Le rétablissement des frontières est très inquiétant. On voit l’apparition d’un nationalisme sanitaire qui met en question l’avenir de l’Europe en sachant que le contrat européen est notamment fondé sur la libre circulation des personnes. Il faut des décennies pour instaurer un monde ouvert, créer la confiance entre les peuples. Cette décision me semble donc contradictoire avec le message d’unité européenne véhiculé par les gouvernements. Fermer les frontières, c'est un réflexe primaire pour rassurer la population. D'autre part, l’idée de nommer les variants en fonction de l’endroit où on les a découverts n’a aucun sens. Cette crise a révélé un nationalisme rampant."

""On assiste à une espèce de bureaucratisation croissante. L’inflation législative et administrative est flagrante. Plus vous rejetez le risque plus vous faites de la norme""

"C’est une voie royale pour les populistes?"

Avec le recul, il est clair qu'il y a eu des erreurs de gestion qui alimentent un discours anti-technocratique. À mon sens, ce qu’on appelle "populisme" incarne une révolte assez légitime, qu’il faudrait mieux canaliser en lui donnant un outil conceptuel différent des nationalistes et des souverainistes.

"Le populisme s’oppose notamment à l’ultra-bureaucratisation de nos existences. Sur ce point, il n'a pas tort: on assiste à une espèce de bureaucratisation croissante. L’inflation législative et administrative est flagrante. Plus vous rejetez le risque plus vous faites de la norme. On a atteint un point de rupture concernant ce rapport. Il faut retrouver la possibilité de vivre en assumant les conséquences de manière plus libre. Le populisme vient donc d'un bon sentiment: les gens veulent rester libres. Bien sûr, il faudrait le cadrer de manière plus intelligente. C’est précisément la responsabilité des partis dits libéraux de comprendre ce besoin-là au sein de la population."

"D’un côté, on prolonge les années de vie de certains, et de l'autre il est évident qu’on gâche un certain nombre d’années pour d'autres"

"On évoque de plus en plus les dégâts à plus long terme de cette crise. L’équilibrage réalisé par les gouvernements vous semble-t-il juste?"

"On a opposé la santé et l’économie. Et on s'est vanté de faire prévaloir la première sur la seconde. Mais il y a une autre manière de présenter les choses. D’un côté, on prolonge les années de vie de certains, et de l'autre il est évident qu’on gâche un certain nombre d’années pour d'autres. Et cela, contrairement à ce qu’on entend parfois, peut se chiffrer. On sait que tomber dans la pauvreté fait perdre en moyenne huit ans d’espérance de vie."

"Cette situation va aussi impacter les jeunes dans le choix de leur future carrière. Les conséquences sur l'éducation sont terribles. Quand vous êtes musicien par exemple, et que vous êtes contraint de devenir livreur, ce n'est pas la meilleure des situations... Ce ne sont pas des choses légères, des problèmes de riches."

"On peut chiffrer les années de vie gâchées et les comparer aux années de vie qu’on veut sauver. Ce n’est pas un calcul médical, mais un calcul politique. Ce sont de ces chiffres, dont on ne parle pas, qu'il faudrait débattre. Si on en reste aux chiffres de mortalité, on continuera à enfermer la population ad vitam aeternam."

"Mais, face à l'urgence, faire ce calcul n'était-il pas risqué, très utilitariste dans le fond? Selon vous, il aurait donc fallu moins écouter les experts et faire plus de politique?"

"Le message de l’ensemble des gouvernants a été conforme à celui des médecins: sauver le maximum de vie. Il est tout à fait logique que les médecins ne prennent pas en compte les  problèmes économiques et sociaux. Ce n’est pas leur rôle. En revanche, l’arbitrage politique devrait s’appuyer sur l'avis des médecins, mais aussi sur l'avis d'autres experts, en mettant tous les paramètres en équilibre."

"Les conseils  de défense devraient être peuplés de psychologues, d'économistes et de sociologues. Le problème n’est pas l’expertise, mais le fait qu’on donne la parole uniquement à certains experts, certes extrêmement importants dans le cadre d’une crise sanitaire. Mais ce n'est pas suffisant pour prendre des décisions politiques. "La guerre est une chose trop importante pour la confier aux militaires", disait Clemenceau. On pourrait en dire autant au sujet des médecins dans le cadre de cette crise sanitaire."

""Je crains qu’une fois le virus passé, les procédures de contrôle perdurent et que l'état d'urgence sanitaire devienne permanent""

"Quelles conséquences cette crise va-t-elle avoir sur notre approche des libertés? Le libéralisme va-t-il changer de visage?"

"Ce que je crains surtout c’est qu’une fois le virus passé, les procédures de contrôle perdurent et que l'état d'urgence sanitaire devienne permanent.
Michel Foucault a montré que les léproseries ont continué d’exister bien après les épidémies de lèpres et ont été transformées en asile : les lépreux ont simplement été remplacés par les fous et les exclus."

"Les structures de pouvoir sont toujours difficiles à démanteler, particulièrement lorsqu’elles ont été mises en place pour des raisons sanitaires. Je crains que les différentes mesures, comme le passeport vaccinal et les tests, continuent d’exister à plus long terme. Les mesures contre le terrorisme n’ont pas été levées, même si le terrorisme a diminué. Il est très difficile de retirer les prérogatives prises par le pouvoir en temps de crise. La démocratie, c’est l’État de droit. Or, petit à petit, celui-ci est grignoté. Un illébéralisme est en train de naitre au cœur de l’État de droit. On observe un rétrécissement terrifiant du monde."

"*L'Enfer, Gaspard Koenig, Éditions de l’Observatoire, 144 p., 17 €"


 

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