Peut-on débattre des atteintes actuelles aux libertés à l’école?

Tribune
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Une enseignante de la Fédération Wallonie-Bruxelles nous fait part de ses réflexions sur la possibilité légale et le devoir de débattre avec ses élèves des atteintes actuelles aux droits et libertés fondamentales des Belges, alors que les enseignants sont soumis à un principe de neutralité.

Un jeudi de mars, dans le cadre de mon cours de morale, j'ai fait écouter à ma classe un extrait de 10 minutes d'une conférence d'un avocat sur le thème «Les droits humains et les libertés fondamentales sont-ils bousculés à l'occasion de la crise sanitaire?».

Durant le visionnage de l'extrait, une élève, visiblement contrariée, murmurait «Complotisme!». Je lui ai laissé la parole une fois l'extrait auditionné et après lui avoir demandé de définir le complotisme, elle m'a répondu quelque chose comme: «C'est affirmer que le virus a été créé pour nous tuer, que les vaccins sont remplis de nanoparticules qui vont nous décimer à cause de la 5G». Je lui ai fait remarquer que, dans ce cas, cet extrait n'avait rien de complotiste puisqu'il n'évoquait aucun de ces sujets. Elle a poursuivi en s'écriant: «Je ne sais pas s'il est complotiste, mais il utilise le vocabulaire des complotistes, comme ''muselé'' ou ''atteintes à nos libertés''».

J'ai réécouté le discours une fois rentrée chez moi, et je n'y ai pas trouvé le terme «muselé». Par contre, le sujet de la conférence était effectivement celui des atteintes aux droits et libertés fondamentales. Pour cette jeune fille de 16 ans, cette thématique est la marque du complotisme. Je lui ai objecté que si nos médias et nos ONG peuvent se permettre de critiquer la censure et l'autoritarisme chinois par exemple, pourquoi nos juristes et nos philosophes ne pourraient-ils pas contester la censure dans notre propre pays.

Des atteintes légitimes ?

Un autre élève prit alors la parole pour me dire: «Je n'ai rien compris à ce discours, la seule chose que je sais, c'est que si on ne nous avait pas pris nos libertés, on aurait condamné toutes les personnes âgées!». Un peu décontenancée par cette affirmation qui n'appelait aucune contestation (puisque l'élève «savait»), je pris quelques secondes pour réfléchir à une façon de rebondir, avant d'être interrompue dans ma réflexion par la première élève. Celle-ci comptait bien clore ce débat qui l'irritait visiblement et m'expliqua que l'urgence de la situation justifiait de ne pas avoir demandé l'avis de la population et du Parlement, et que de toute façon la population était trop stupide (elle-même s'incluait dedans) pour qu'on lui laisse la possibilité de faire valoir son avis...

Sur le moment, cet épisode m'a perturbée car j'avais, en proposant cette vidéo aux élèves, le sentiment de faire mon devoir d'enseignante: un cours de morale portant sur les droits et libertés fondamentales. Mais je me suis sentie reléguée par ces deux élèves dans l'illégitimité, voire l'illégalité. Au vu du contexte ambiant, je m'attendais presque à être convoquée par la Direction pour cause de parents (voire de collègues) offusqués. Cet épisode m'a tout de même permis de dresser un constat important: tout le monde s'accorde sur le fait qu'il y a atteinte aux droits et libertés fondamentales, ce qu'a d'ailleurs confirmé la Justice1. Mais une partie peut-être majoritaire des citoyens estime que ces atteintes sont légitimes, selon leur analyse de la situation sanitaire.

Devoir de neutralité

En tant qu'enseignants, nous sommes tenus à un devoir de «neutralité»2. Que signifie concrètement la neutralité dans le contexte actuel? Consiste-t-elle à faire comme s'il ne se passait rien, à ne pas débattre avec les élèves de la situation aussi dramatique qu'exceptionnelle que nous vivons actuellement? Nous dicte-t-elle de répéter les discours officiels, politiques et médiatiques? M’autorise-t-elle à montrer aux élèves un discours qui alerte sur le fait qu'il n'y a pas eu démonstration par les autorités ni accord démocratique sur le caractère justifié, proportionné et temporaire des dérogations aux droits et libertés fondamentales?

Qu'en dit le Décret définissant la neutralité dans l'enseignement? Le Décret (art.2) indique que l'école éduque les élèves au respect des libertés et des droits fondamentaux. Toutefois, il précise (art.4) que, devant les élèves, l'enseignant est tenu de s'abstenir «de toute attitude et de tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux qui sont d'actualité et divisent l'opinion publique». Que faire lorsque les droits fondamentaux, dans le cas de leur suspension, divisent l'opinion publique 

Pris au pied de la lettre, cet article semble interdire l'évocation de tout positionnement ferme face à un problème idéologique, moral ou social. Et ce, même en se limitant à présenter le discours officiel, puisque celui-ci n'est évidemment pas moins partisan qu'un autre. Cet article n'empêche toutefois pas l'enseignant de pouvoir présenter différentes positions existantes face à une question éthique et de poser des questions critiques qui permettent à l'élève de douter de ses certitudes non vérifiées, de remettre en question ses préjugés non fondés et de construire sa propre pensée.

On notera qu'il est interdit à l'enseignant de contribuer au militantisme politique (art.4). Ce principe est-il en contradiction avec l'objectif de l'enseignement de promouvoir les droits et libertés fondamentales, ce qui constitue après tout une forme de militantisme idéologique ? Soit cette contradiction, si elle existe, est assumée - c’est à dire que le militantisme qu'il convient de ne pas susciter n'est pas celui des droits de l’Homme. Soit cela signifie que l'enseignant est tenu de promouvoir les droits fondamentaux, mais sans militantisme.

Question d’intérêts

On peut toutefois se demander ce que doit faire un enseignant tenu d'une part de promouvoir les droits humains, et d’autre part d'avoir en toute occasion «le souci constant des intérêts de l'Etat3» s'il se retrouve plongé dans une situation d'atteintes avérées aux droits et libertés fondamentales mises en place par le gouvernement de son propre pays.

La réponse à cette question dépend de ce que signifient «les intérêts de l'Etat». Si l'Etat désigne le groupe des citoyens de notre pays4, l'enseignant semble bien avoir le devoir de se poser en défenseur du respect des droits humains, ou au minimum avoir la possibilité de débattre de la légitimité de porter atteinte temporairement et de façon proportionnée aux droits fondamentaux pour des motifs justifiés.

En effet, au-delà des intérêts spécifiques de chacun, les droits et libertés fondamentales sont la tentative la plus aboutie à ce jour d'expression des intérêts les plus fondamentaux de tous. C'est pourquoi il est inadmissible qu'ils soient balayés de la sorte, alors qu'au même moment certains lobbies continuent, pour leurs intérêts particuliers, à faire pression au coeur même des instances décisionnelles du pays.

Voix dissonantes

C'est ce que rappelait le conférencier de l'extrait visionné par ces élèves5. Il répétait les mots du Secrétaire général de l'ONU au Conseil des Droits de l'Homme selon lesquels, sous prétexte de pandémie, certains régimes ont mis en oeuvre des mesures d'urgence pour réprimer les voix dissonantes (de médecins, d'avocats, de professionnels de terrain, de médias indépendants) et abolir les libertés les plus fondamentales.

Il évoquait le classement des démocraties d'Europe occidentale réalisé par le magazine The Economist selon lequel, sur les 21 pays recensés, la Belgique (qualifiée de «démocratie chancelante»), est classée au 19ème rang, juste après la Turquie et la Grèce. Il faisait observer qu'une bonne dizaine de droits fondamentaux ont été massivement et simultanément bousculés par des arrêtés ministériels qui ne sont pas des lois. Il alertait sur le fait que, si des dérogations aux droits et libertés fondamentales sont toujours possibles, il n'y a pas encore eu démonstration par les autorités ni accord du Parlement sur le caractère justifié, proportionné et temporaire de ces dérogations6.

Ce contenu n'a rien de complotiste7. Mais les médias semblent avoir convaincu une partie de la population, y compris certains de nos jeunes, que ce débat démocratique relève désormais du conspirationnisme et de la subversion8. Quel est le devoir de l'enseignant face à ce constat? Ne pas commenter les atteintes aux droits et libertés fondamentales dans son propre pays, faisant par là preuve d'une neutralité absolue, mais qui n'est pas celle que semble prôner le Décret sur la neutralité? Ne serait-ce pas là une position immorale du point de vue de nos valeurs et de notre culture?

Le Projet éducatif et pédagogique de la Fédération Wallonie-Bruxelles précise d'ailleurs que «Il ne s'agit pas de former les individus en oubliant que l'Homme vit dans une société. Chacun doit se sentir concerné par les événements qui surviennent autour de lui, être armé pour les analyser et les comprendre. Il doit être capable de mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour modifier les réalités qui ne lui conviennent pas, dans le respect, bien sûr, des règles de la démocratie et des droits de l'Homme (…)9 ».

Si je comprends bien ces textes, notre démarche d'enseignants me paraît donc justifiée. Mais dans la situation actuelle, cette vision est-elle toujours partagée par l'ensemble de la société, les parents d'élèves, le corps enseignant, les directions d'école et la Fédération Wallonie-Bruxelles?

 

Par Corine Dehaes et Valérie Tilman


1 https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_coronavirus-en-belgique-l-etat-condamne-a-encadrer-legalement-les-mesures-restrictives-ou-a-y-mettre-fin-dans-les-30-jours?id=10731724

2
Décret définissant la neutralité dans l'enseignement

3
Art. 5 AR du 22/03/1969, chap. II.

4
Etat: «Groupement humain fixé sur un territoire déterminé, soumis à une même autorité» (définition du Robert). Mais cette définition peut être discutée.

5
Conférence d’Arnaud Jansen: https://www.youtube.com/watch?v=-JulRHcRZO0&t=19s

6
L'auteur rappelle en effet que «la Convention européenne des droits de l'homme prévoit à son article 15 qu'en cas de guerre ou de danger imminent qui menace la vie de la nation, un cadre préexiste, et ce cadre, c'est l'état de droit, indispensable dans une société démocratique: lorsqu'on veut déroger de manière massive aux droits et libertés fondamentales, il faut prévenir la Secrétaire générale du Conseil de l'Europe, dire combien de temps la situation va durer, quand elle sera réévaluée, la justifier, en donner le but légitime et démontrer en quoi les mesures sont proportionnées. Proportionné signifiant, pour le dire simplement, qu'entre plusieurs solutions pour atteindre le même objectif - des solutions à effet égal -, il faut choisir celle qui déroge le moins, qui respecte le plus les droits et libertés».

7
Les arguments de l'auteur étaient exposés dans la suite de la conférence (que je n'ai pas infligée aux élèves). Pour dissiper tout doute par rapport à un éventuel «complotisme» de l'auteur, les voici résumés: l'état d'exception en Belgique n'est pas permis par la Constitution (la Constitution ne permet pas de déroger à la Constitution); la Convention européenne des droits de l'Homme impose que les restrictions éventuelles aux droits et libertés fondamentales soient temporaires, proportionnées, motivées et expliquées; l'état de droit (c'est à dire le fait que la loi s'impose aux gouvernants et aux gouvernés) est le préalable à la démocratie; il y a une hiérarchie des normes: les droits de l'homme (la Convention européenne des droits de l'homme) et la Constitution sont au-dessus des lois; les lois sont au-dessus des arrêtés ministériels, or notre vie est régie depuis un an par des arrêtés ministériels ; les droits humains appartiennent aux individus et aux communautés: les gouvernements ont le devoir de les respecter, de les reconnaître, de les protéger et de les mettre en oeuvre; le Parlement (qui représente les citoyens) ne s'est pas réuni pendant 11 mois pour évaluer les décisions adoptées (alors que le régime parlementaire fonctionnait même pendant la guerre); on n'a pas de comptes-rendus complets des débats au Comité de concertation, or c'est ainsi que fonctionne une démocratie; aucun réel calcul global bénéfices-coûts-risques n'est réalisé; les experts en épidémiologie n'ont pas à donner des orientations politiques; pour évaluer correctement les différentes dimensions de la situation, il faudrait aussi des médecins de terrain, des anthropologues, des sociologues, etc. autour de la table.

8 La réaction émotionnelle de ces élèves et de certains de nos concitoyens qui assimilent complotisme et questionnement sur les atteintes aux droits fondamentaux suggère qu'une seconde hypothèse peut être formulée: ces citoyens qui approuvent la gestion de la crise par les autorités au détriment de leurs intérêts, de leurs droits et de leurs libertés fondamentales, et non de futiles libertés, ne seraient-ils pas, après tout, demandeurs d'un régime où des «experts» réfléchissent et où des autorités décident à leur place?

9 Projet éducatif et pédagogique de la FWB, principe III.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité de l’auteur et ne représentent pas nécessairement celle  de BAM!

Le titre, l’introduction et les intertitres sont de la rédaction de BAM!

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