Article 3/4 : « It's the people, not the beds, stupid »

Investigation
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Les choix politiques concernant les soins de santé ces deux dernières décennies ont influencé la capacité d’un secteur hospitalier en état de saturation chronique à gérer une crise. Lors de la première vague, divers experts se sont ainsi inquiétés de la menace d’une pénurie de lits dans les hôpitaux. Pourtant, les données officielles disponibles n’indiquent pas que ce fut le cas. Pire : rajouter des lits supplémentaires peut même s’avérer contre-productif, voire dangereux.

Lors de la crise du covid, Sciensano a publié une étude qui montre qu’un patient covid « hospitalisé en soins intensifs en période de surcharge aurait un risque de mortalité en moyenne de 6 % plus élevé que s’il avait séjourné en soins intensifs en-dehors d’une période de surcharge »[1] . Le problème, c’est qu’il est difficile de quantifier exactement ce qu’est une surcharge : 90% ? 100 % ? 110% ?
Trouver des lits disponibles : un dilemme quotidien
Hors épidémie de grippe, des hôpitaux sont déjà saturés, comme l’affirmait par exemple le CHU de Liège en 2019 en demandant à la population d’éviter de s’y rendre (!) : « Il n’y a pas d’épidémie de grippe, mais notre hôpital est à sa capacité maximale. Nous pouvons accueillir les urgences pour les stabiliser, mais nous n’avons pas de lits d’hospitalisation disponibles […] Le problème de saturation des urgences est connu depuis 10 ans et s’aggrave continuellement depuis 5 ans »[2] [3]. Pour n’importe quel chef de service des soins intensifs, trouver des places disponibles est un dilemme quotidien.

Car en temps normal, les lits aigus[4] sont soumis à une forte pression. Le rapport le plus récent de l’OCDE (2018) indique un taux d’occupation moyen des lits de soins aigus de 82 %[5] en Belgique. Le royaume se situe dans la fourchette haute des pays européens.

Lorsque la presse brandit des taux de saturation proche de 100% (voire plus !), ce sont des situations que de nombreux hôpitaux ont déjà vécues dans leur unité de soins intensifs (USI).
Alors que le gouvernement crie depuis le début du covid à la pénurie de lits, différents rapports faisaient pourtant état d’une surcapacité hospitalière il y a encore quelques années[6]. En fin de compte, de combien de lits disposent aujourd’hui les hôpitaux belges pour prendre en charge les patients ?

Tendance à la suppression de moyens

On compte dans le pays 52 565 lits agréés[7] dont 34 962 lits aigus, 13 608 lits chroniques et 3 995 lits psychiatriques. Grosso modo, entre 1990 et 2019, 12 000 lits aigus ont été supprimés mais environ 6 000 lits pour pathologies chroniques ont été créés. Le bilan est donc négatif de 3 762 lits sur 30 ans[8].

Ce n’est pas un cas isolé. Depuis plus d’une décennie, la tendance européenne est à la suppression de moyens et ressources, comme le confirme ce rapport (2015) de l’OCDE : “Dans de nombreux pays d’Europe, la crise financière et économique qui a débuté en 2008 a aussi apporté une impulsion supplémentaire à la diminution de la capacité des hôpitaux dans le cadre des mesures de réduction des dépenses publiques de santé[9].
Fragilisation des hôpitaux en cas de crise
La décision de supprimer ou de créer des lits d’hôpitaux dépend de nombreux facteurs : budget consacré aux soins de santé, progrès technologique, types de soins nécessaires[10], externalisation de soins, etc. Certes, des lits ont pu être supprimés grâce au progrès technologique, à la durée de séjour plus courte, etc. Cependant, la suppression de lits n’est pas extensible à l’infini. Différents rapports alertent sur la suppression à tout-va de lits d’hôpitaux[11].
Ainsi, la suppression continue des lits aigus, et du personnel qui va avec, fragilise de plus en plus les hôpitaux en cas de crise. Supprimer des lits peut se justifier dans une certaine mesure si le modèle de l’hôpital intègre entre autres une capacité tampon en cas d’épidémie. Or, aucun plan d’urgence hospitalier adapté à une épidémie n’est actuellement en place. Il existe bien en Belgique un Plan d’Urgence Hospitalier[12] (PUH) mais celui-ci n’est pas spécifiquement adapté aux épidémies : « Ces PUH ont, par nature, été conçus pour répondre à une catastrophe ponctuelle (explosions, attentats, ...) d’une durée limitée »[13].

Stratégie quasi irréalisable, voire dangereuse

La stratégie adoptée lors de la première vague a donc été de créer des lits supplémentaires et de reporter les soins qualifiés de non urgents. Le 22 mars 2020, la ministre de la Santé Maggie de Block annonçait ainsi 759 lits supplémentaires en USI (ce qui portait le total a environ 2 650 lits en USI).
Parallèlement, un certain nombre de lits covid ont été réservés pour les malades testés positifs[14] et les hôpitaux ont dû mettre en œuvre des mesures sans précédent pour gérer ces patients particuliers et répartir la charge de travail[15]. Cette stratégie était quasi irréalisable, voire dangereuse étant donné le manque de personnel et la difficulté de monter en régime pour certains hôpitaux.
A-t-on frôlé la saturation complète du système à un moment donné ? Même au pic de l’épidémie, la capacité covid en USI réservée n’a jamais été pleinement utilisée (voir graphique ci-dessous). Et quelles courbes obtiendrait-on si les malades avaient bénéficié d’une prise en charge précoce, c’est-à-dire d’un traitement diminuant le risque de développer une forme grave[16] ? Les autorités comptent-elles publier ce graphique-là pour la seconde vague ?

Plus il y a de lits, plus le risque de mortalité est élevé

En décembre dernier, énorme pavé dans la mare : une étude belge[17] révélait « que plus on ajoute de lits de soins intensifs, plus le risque de mortalité était élevé chez les patients atteints de covid-19[18]». En effet, « l’hypothèse est que les mêmes normes de qualité ne peuvent pas être appliquées aux capacités supplémentaires créées (p. ex. personnel moins expérimenté en soins intensifs)[19]. »
Sur la base de ces résultats, le comité Hospital & Transport Surge Capacity (HTSC) a ajusté son plan de capacité de pointe en vue d’une deuxième vague, en cherchant à utiliser au maximum la capacité existante de soins intensifs au niveau national par des transferts de patients, avant de créer une capacité supplémentaire de soins intensifs.
A plusieurs reprises, le Comité HTSC a pointé du doigt la nécessité d’améliorer la répartition des patients entre hôpitaux. Le rapport du 22 octobre 2020 du HTSC mentionnait que « la capacité de répartition offerte est actuellement sous-utilisée » et demandait aux hôpitaux « d'en faire un usage plus proactif. […] Même si le passage national permettra de disposer partout de capacités supplémentaires, la mise en œuvre du plan de répartition dans un esprit de solidarité reste très importante. En effet, les patients covid ne sont pas hospitalisés de manière homogène sur tout le territoire[20]».  

Manque de personnel qualifié : le goulet d’étranglement

Les soignants ont été le goulet d’étranglement du système hospitalier. La surcharge de travail lors du covid a accentué l’absentéisme d’un personnel hospitalier déjà « sur les rotules ». Or, le manque de personnel qualifié en USI influence la qualité des soins et par là même le taux de mortalité des patients covid.
Tous les rapports officiels l’indiquent mais la priorité pour les médias et le gouvernement reste de communiquer sur le taux d’occupation des lits. Or, que représente un lit disponible si personne n’est qualifié pour soigner le patient qui l’occupe ?
Privé de ressources humaines et techniques indispensables à son fonctionnement, le système hospitalier peut très rapidement se retrouver débordé. Que se passerait-il lors d’une épidémie avec un taux de létalité plus élevé ?

 

Par Luca B.


[1]https://www.sciensano.be/fr/coin-presse/linfluence-des-aspects-organisationnels-sur-levolution-des-patients-covid-19-admis-en-unite-de-soins

[2]https://www.todayinliege.be/sauf-urgence-vitale-evitez-de-debarquer-au-chu/

[3]Evidemment, une épidémie (de grippe par exemple), rajoute un degré de pression supplémentaire sur les USI, comme le rappelle cet article de La Libre en 2018 (https://www.lalibre.be/planete/sciences-espace/les-hopitaux-sont-surcharges-de-patients-grippes-les-generalistes-doivent-plus-encore-faire-le-tri-avant-d-hospitaliser-selon-le-dr-de-toeuf-5a8ad9fdcd70b558ed707c0b). Le lecteur pourra vérifier par lui-même qu’il existe chaque année des articles de presse faisant référence à la saturation d’un ou plusieurs hôpitaux en Belgique, en général durant la période hivernale.

[4]les lits aigus sont destinés à des séjours courts, c’est-à-dire pour des séjours qui ne demandent pas un traitement de longue durée (chirurgie, pédiatrie, maternité, etc.)

[5] https://www.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/occupancy-rate-of-curative-acute-care-beds-2000-and-2017-or-nearest-year_6d98362c-en

[6]Fédération francophone d’accompagnement, d’aide et de soins aux personnes http://unessa.be/Presse/Decryptage/Il-y-a-trop-de-lits-d-hopitaux-en-Belgique.aspx

[7]Les lits agréés sont ceux dont l’agrément est délivré par une fédération (par ex. la fédération Wallonie-Bruxelles), les lits chroniques sont destinés à des hospitalisations de plus longue durée ou pour des patients nécessitant un traitement chronique (gériatrie, revalidation, etc.)

[8]https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/donnees-phares-dans-les-soins-de-sante/hopitaux-generaux/organisation-du-paysage-hospitalier/categorisation-des-activites-hospitalieres/l-evolution-du-nombre-de-lits-agrees-d-hospitalisation

[9] OCDE (2015), « Lits d'hôpital », dans Health at a Glance 2015 : OECD Indicators, Éditions OCDE, Paris

[10] Développement des maladies chroniques, etc.

[11]Fédération francophone d’accompagnement, d’aide et de soins aux personnes http://unessa.be/Presse/Decryptage/Il-y-a-trop-de-lits-d-hopitaux-en-Belgique.aspx

[12]Mis en place lors des attentats de Bruxelles en 2016 par exemple

[13] https://www.md-universal.eu/images/les-institutions-de-soins-face-la-covid-19.pdf

[14]Ce graphique prend en compte la capacité supplémentaire USI créée pour la crise. Les courbes orange et grise auraient été plus basses en temps « normal »

[15]Transferts de patients entre hôpitaux, reports de soins non urgents, etc.

[16] Voir par exemple : https://journals.lww.com/americantherapeutics/abstract/9000/ivermectin_for_prevention_and_treatment_of.98040.aspx

[17]Menée par des chercheurs associés à la Société Belge de Médecine Intensive et le Groupe Collaboratif Belge sur la Surveillance Hospitalière du COVID-19

[18] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_pour-les-soins-intensifs-la-troisieme-vague-du-covid-19-est-deja-visible-dans-quelles-provinces-risque-t-on-la-saturation-carte?id=10729006

[19]Rapport du KCE (version Fr) https://www.md-universal.eu/images/KCE_335B_Capacite_hospitaliere_durant_pandemie_COVID-19_Synthese_0.pdf , page 21

[20]https://www.md-universal.eu/images/phase_2a_du_plan_surge_capacity_221020.pdf